Charles Baudelaire est né en 1821 et mort en 1867 à Paris. C'est l'un des plus grands poètes français du XIX° siècle qui a définit les principes créateurs de la poésie moderne, du symbolisme au surréalisme. Après les Fleurs du mal, le recueil le Spleen de Paris, qui est le 4ème volume des œuvres complètes de Baudelaire, représente la dernière tentative de Baudelaire pour accéder à une écriture libre et poétique, pour parvenir à son rêve esthétique, la rencontre magique de l'insolite et du quotidien. Le Spleen de Paris, qui a été publié en 1869, est composé de petits poèmes écrits en prose. Quant à son titre, le Spleen définit un ennui que rien ne paraît justifier, une neurasthénie qui suggère un état dépressif caractérisé par une grande fatigue accompagnée de mélancolie. La personne est alors d'une humeur noire. Nous nous sommes donc intéressés en profondeur à ce recueil. Nous avons d’abord étudié ses caractéristiques, puis ce qui a poussé Baudelaire à l'écrire et enfin l'interprétation que l'on peut en faire. I - Caractéristiques du recueil 1 Les thèmes Ils sont nombreux dans un recueil aussi complet. Si on les regroupe, on obtient ainsi 5 idées principales. a. L'évasion on y retrouve le rêve, le voyage, l'ivresse, parfois la solitude. Baudelaire émet l'hypothèse que dans une grande ville, on est sans cesse en compagnie de gens, il arrive que l'on ait besoin de s’évader, de se retrouver seul. Pour lui, l'écriture est un moyen de s'enfermer dans son propre monde, de se retrouver en accord avec soi même, de remédier au spleen. b. Les femmes plus de la moitié du recueil traite de ce sujet, ce qui prouve son importance dans la poésie de Baudelaire. Il est fasciné par la femme, qui est parfois un refuge, une consolation pour lui, même s'il ne la considère pas comme idéale. En effet, il nous transmet tantôt une image négative, tantôt une image positive de cette dernière. c. Les pauvres Baudelaire éprouve deux sentiments bien distincts à leur égard. La plupart du temps, il est sincèrement peiné, compatissant à leur souffrance et même coupable d'avoir une vie plus agréable qu'eux. Pourtant, il est parfois cynique de manière dérangeante et peut se montrer méprisant envers cette catégorie de la population parisienne. d. La foule et la ville Le Spleen de Paris, comme son nom le suggère, est fondé sur la ville et ses habitants, voilà pourquoi ce sujet revient souvent. Par ailleurs, même s'il souhaitait parfois s'isoler, Baudelaire était très attaché à la capitale. Mais, en faire une source d'inspiration principale ne veut pas dire faire un éloge. En effet, la vision de la ville est souvent péjorative, et la foule est décrite comme hypocrite, lâche et mesquine. e. Le temps. Il est l'ennemi de l'homme. L'auteur le personnifie, en lui attribuant constamment une majuscule, en un dictateur cruel et sans scrupule, qui fait de l'humanité son esclave. 2 Les registres Dans son Spleen de Paris, Baudelaire mêle ne nombreux registres, nous n'avons par conséquent retenu que les principaux. Il y a d'abord le registre lyrique, qui est majoritaire dans ce receuil. La plupart des poèmes sont en effet écrits à la première personne du singulier et expriment les sentiments, les pensées de l'auteur. Ainsi, dans le "Confiteor de l'artiste", par exemple, nous retrouvons beaucoup de marque de première personne comme les pronoms "moi" et "je", des interjections comme "Ah" associées à de la ponctuation expressive. Nous avons aussi le registre pathétique, dans les poèmes qui traitent des pauvres, des mal aimés, des rejetés. Baudelaire cherche à susciter notre pitié en décrivant cette classe de la population. Dans "Le vieux saltimbanque", il nous décrit ce vieillard comme "voûté, caduc, décrépit, une ruine d'homme". Les termes "misère" et "haillons" lui sont associés. Ce registre pathétique est donc présent pour que l'on éprouve de la peine devant la population malheureuse et délaissée qu'il met en avant dans certains poèmes. Enfin, on peut rencontrer le registre tragique, qui transmet la fatalité de l'homme qui se sent piégé, emprisonné devant des réalités qui le dépassent. Il illustre dans un poème intitulé "La Chambre Double" la force du temps devant laquelle les hommes ne peuvent rien faire. Nous avons donc des expressions comme "le temps a disparu" ou encore "les secondes [...], en jaillissant de la pendule" où l'auteur emploie le verbe "jaillir", montrant l'incroyable vitesse de la course effrénée du temps. Nous pouvons également citer d'autres registres comme le narratif dans des poèmes que l'on peut presque apparenter à des nouvelles comme "Chacun sa chimère", qui contient un schéma narratif complet. Il y a le registre descriptif, tout de même moins présent, qui sert dans les œuvres décrivant un endroit comme "Le port" ou une personne comme "La belle Dorothée". Le registre didactique est utilisé dans des récits allégoriques contenant une morale, le registre épidictique dans ceux créés pour faire un éloge ou un blâme, et le registre satirique car nous retrouvons des satires dans beaucoup de poèmes. 3 Forme des poèmes Baudelaire s'est servit de la prose pour affirmer sa modernité et imposer son style. Il s'est donc servit de tous les outils de la langue française pour créer sa "prose poétique". En abandonnant les contraintes traditionnelles qui sont le vers, le mètre, il s'offre une grande liberté pour aborder les différents thèmes qui constituent son recueil. Malgré tout, la prose obéit à des règles qui sont facilement modulables il faut que la forme soit brève, que le titre du poème évoque de préférence le sujet dominant, que le texte soit structuré en paragraphes logiquement articulés... La musicalité propre à la poésie est alors retransmise dans la ponctuation, le rythme des phrases ou encore les figures syntaxiques. Ainsi, la prose baudelairienne va devenir un genre incontournable dans les décennies qui vont suivre la publication de ce recueil. Néanmoins, le dernier poème du recueil, "Epilogue", se trouve être en vers. La seule explication que nous pourrions donner sur cette anomalie est que cette œuvre a été écrite par Baudelaire, mais n'était pas sensée figurer dans "Le Spleen De Paris". II – Les motivations de Baudelaire 1 Influence S’il n’est pas le créateur du genre, c’est Baudelaire qui a illustré de la façon la plus forte la poésie en prose avec son recueil des Petits Poèmes en Prose. Il explique dans une préface en forme de lettre à son confrère Arsène Houssaye les buts qu’il a poursuivis, tout en affichant sa dette envers son prédécesseur, Aloysius Bertrand. Ce poète français a créé le genre du poème en prose avec Gaspard de la nuit, recueil composé en 1835. Il a été la source d’inspiration principale de Baudelaire qui s’est appuyé sur sa prose poétique et musicale. J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand un livre connu de vous, de moi, de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ? que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. C’est donc à la mort d’Aloysius Bertrand que Baudelaire lui rendra hommage et se déclarera comme son héritier, s’attachant à créer une nouvelle poésie, qui ne soit pas pour autant des poèmes codifiés et identifiables comme tels. 2 Désirs et choix a- Prose Après avoir publié en 1857 le recueil des Fleurs du Mal, qui s’est révélé être la déclaration d’un nouveau genre de littérature où le poète s’attache à déceler dans des choses réelles un mouvement poétique et une image de beauté, Baudelaire cherche à approfondir encore la nouvelle écriture dont il est maître dans le Spleen de Paris. Je suis assez content de mon Spleen, écrit le poète. En somme, c’est encore les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté et de détail, et de raillerie. C’est à travers la prose que le poète va alors s’exprimer, puisant dans les ressources du langage les éléments nécessaires pour faire d’un texte en prose un texte poétique. Comme il le dit lui même, il a cherché à créer une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme. Il retranscrit ainsi la beauté et l’éclat des banalités qui l’entourent, comme le joujou du pauvre , les fenêtres ou un gâteau . b- Structure En rédigeant les Fleurs du Mal, Baudelaire a cherché à donner une unité à son œuvre, pour qu’elle possède un commencement et une fin. A l’inverse, les Petits Poèmes en Prose n’obéissent pas à une rigueur architecturale paru à titre posthume deux ans après sa mort, le recueil possède une structure particulière qui ne semble pas pour autant celle que désirait l’auteur. Celui-ci a rédigé un sommaire qui ne serait qu’une ébauche, puisqu’il se terminait par autres classes à trouver , et laissait donc entrevoir l’idée d’un classement non définitif. Il se composait alors de trois parties Choses parisiennes , onéirocritée récit de rêves et de cauchemars et symboles et moralités . Les éditeurs ont choisi arbitrairement l’ordre de parution des poèmes dans les différentes revues dans lesquelles les poèmes étaient publiés entre 1855 et 1867. La question de la structure ne semble pourtant pas essentielle on remarque en effet que dans sa dédicace à Arsène Houssaye, Baudelaire donne des consignes de lecture et que l’absence d’ordre est volontaire. Il soutient que son recueil peut se lire dans n’importe quel ordre le premier poème peut devenir le dernier, le lecteur peut ne pas lire un poème ou interrompre sa lecture quand il veut sans pour autant porter atteinte à l’intégrité du recueil car chaque poème est autonome et peut exister sans être rattaché aux autres. Baudelaire met ainsi en avant le lecteur qui peut lire au gré de ses désirs et de son plaisir, il est libre de créer l’ordre qu’il veut. En ne faisant pas de la linéarité une contrainte de lecture, le poète met en évidence le souci de liberté qui préside dans le Spleen. c- Titre Le titre initialement prévu par Baudelaire en 1861était Poèmes nocturnes, en hommage sans doute au Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand. Petits Poèmes en Prose apparaît pour la première fois en 1862 lors de la publication de quelques poèmes comme L’Etranger ou Le Gâteau . En 1864, 5 poèmes sont publiés dans le Figaro sous le titre Le Spleen de Paris. Le dernier titre envisagé, Petits poèmes lycanthropes, met l’accent sur le mal-être profond du poète et sur son rejet de la vie en société la lycanthropie signifie en effet une forme aigüe de mélancolie et désigne aussi le comportement sauvage de l’Homme. D’autres titres tels Le promeneur solitaire ou Le rôdeur parisien ont été envisagés par Baudelaire, mais aucun poème n’a été publié sous ce titre. C’est finalement Le Spleen de Paris qui a été retenu par l’auteur, informant sur la source de l’inspiration poétique. III – Significations 1 Le sens des titres Les titres des différents poèmes du recueil nous informent sur les sources d’inspiration du poète, qui sont nombreuses. Ils traitent de lieux Le port , d’animaux Le chien et le flacon , de circonstances L’invitation au voyage , d’objets Le miroir , de moments Le crépuscule du soir et surtout des êtres humains, hommes, femmes, enfants, vieux, beaux, laids, pauvres, étrangers, artistes… Baudelaire propose donc ici une représentation de l’humanité à travers toutes les catégories sociales, économiques, professionnelles et culturelles. Le recueil apparaît comme une fresque du paysage humain à Paris dans la deuxième moitié du XIXème siècle. On peut noter également l’absence du poète tout au long du recueil les titres attestent que le moi n’est pas au centre de l’œuvre. Les Petits poèmes en prose résultent du regard du poète sur le monde et sur la société de son époque, et c’est un des aspects particuliers de ce recueil qui diffère des Fleurs du Mal. Baudelaire dit moins son désespoir que celui des autres, il devient en quelque sorte le porte-parole des souffrances d’autrui. 2 Un portrait du poète Si la présence de Baudelaire n’est pas clairement explicitée dans le recueil, elle transparait quand même dans certains poèmes. Ceux-ci permettent en effet de montrer certains aspects du poète et dressent son portrait moral. On peut donc voir le poète comme celui qui est attiré par les infinis de la pensée et de la rêverie, mais qui craint que sa création ne soit pas bonne Le confiteor de l’artiste , celui qui est incompris du public Le chien et le flacon , celui qui peine à transformer la laideur du quotidien en art Le mauvais vitrier , celui qui recherche la solitude et la quiétude du soir pour pouvoir se retrouver face à lui-même Le crépuscule du soir , La solitude , celui qui peut devenir autre et lui-même à la fois Les foules , un être double, à la fois artiste et homme, qui connaît une destinée particulière. La solitude et les ténèbres permettent à Baudelaire la création artistique. La nuit est le moment privilégié du poète qui lui rend hommage dans Le Crépuscule du soir et en profite pour s’éloigner des hommes et de la ville. L’art est pour l’artiste le seul moyen d’être en harmonie avec lui-même, c’est par sa création qu’il atteint le plus profond de son être sans être corrompu par le monde extérieur ; c’est l’art qui le différencie des autres hommes, qui le fait exister, même si ces hommes ne le reconnaissent pas en tant qu’artiste, et qu’il reste en conflit avec son désir de perfection et d’idéal que ne lui accorde pas son inspiration. Les poèmes dévoilent donc un aperçu de l’esprit du poète, de son aspiration et de ses peurs. A travers le regard qu’il tourne vers le monde et les autres, Baudelaire se livre tout de même à une forme d’introspection qui apporte un intérêt supplémentaire au recueil. En rédigeant ce recueil de poèmes en prose, Baudelaire propose une littérature libre et novatrice. C’est en observant le cadre parisien et le comportement des hommes qu’il se fait intermédiaire entre le monde réel et la poésie. Il juge l’Homme de manière lunatique il plaint les pauvres et les malheureux mais critique souvent le comportement et les actes humains. C’est à travers cette description de l’humanité qu’il exprime son Spleen , cette mélancolie qui donne le ton à son œuvre. Cette manière de faire passer à travers la prose une vision de ce qui l’entoure a révolutionné les canons de la poésie. Encore aujourd’hui, le Spleen de Paris incarne un modèle pour les auteurs de poésie en prose. 1. Dépit du poète face au Plaisir des autres Vers 5, 6 et 7 sont consacrés à l'évocation de la foule en quête de de se différencier des autres en les nommant "les mortels".Personnification du Plaisir avec la entre Plaisir et bourreau cela marque la non compréhension par Baudelaire de l'envie de se procurer du Baudelaire, il n'y a pas de raison d'avoir du plaisir puisqu'il mourra le Spleen l'a entièrement de Baudelaire face à ceux qui se laissent avoir par le jeu du péjorative des hommes dénonciation de la difficulté pour le genre humain à résister au Plaisir, et enfin dénonciationde leur inconscience face à la La description du Plaisir L'antithèse entre "Plaisir" et "bourreau" montre la définition du mot Plaisir que se fait champ lexical du deuxième quatrain est celui de la vie antérieure est implicitement décrite la débauche, la drogue....La référence au fouet fait référence au caractère bestial du immédiat de faute et de culpabilité vers 7.Envie pour Baudelaire de s'éloigner des personnes qui s'adonnent au Plaisir ceci est marqué par un rejet au début du Le passé avant la mort 1. Le passé Le premier tercet fait allusion au passé de Baudelaire personnification des champ lexical est celui de la vieillesse et du mauvais adjectifs sont là pour rappeler à Baudelaire qu'il a fait son temps dans ce en valeur du regret vers 11 métaphore "du plus profond des eaux" pour parler de l'esprit de Baudelaire. Non seulement ilresurgit mais il lui regret pourrait donc être le Spleen fier de l'avoir emporté sur allitérations en [r] vers 11 montrent la dureté du Spleen et du mal qu'il lui Son voyage vers la mort Champ lexical de la mort amorcé dès le vers de la correspondance au vers 13 entre la nuit et la souhaite que ce moment soit solennel et il fait savoir en imposant une lenteur perceptible les verbes "s'endormir,traînant" y de cette solennité avec les alexandrins binaires et la diérèse sur allitérations en [l] provoquent une sonorité douce et Baudelaire a choisi d'évoquer son angoisse, sa souffrance, sur un mode bien différent des poèmes consacrés au Spleen. Lasolitude et la vieillesse, avec son cortège de souvenirs pathétiques en elles-mêmes, sont ici adoucies, transfigurées par le pouvoirlibérateur du crépuscule et du souvenir. Loin d'accentuer la douleur, ces souvenirs et ces sensations l'apaisent.. »
PETITSPOËMES EN PROSE. Œuvres complètes de Charles Baudelaire , Michel Lévy frères. , 1869 , IV. Petits Poèmes en prose, Les Paradis artificiels ( p. 469 - 470 ). PETITS POËMES EN PROSE.
Recueil de poèmes en prose de Charles Baudelaire 1821-1867, publié dans le tome IV des Oeuvres complètes à Paris chez Michel Lévy frères en 1869. De nombreux poèmes avaient, à partir de 1855, paru dans diverses revues, notamment dans la Presse en août et septembre 1862. Au fil des publications de ses poèmes en prose, Baudelaire a hésité entre plusieurs titres Poèmes nocturnes, la Lueur et la Fumée, le Promeneur solitaire, le Rôdeur parisien. C'est sous le titre de Petits Poèmes en prose que paraissent les vingt pièces publiées dans la Presse en 1862. Ce titre est toutefois trop peu attesté pour que l'on puisse le considérer comme reflétant l'intention définitive du poète Baudelaire, durant les dernières années de sa vie, utilisait en effet l'expression le Spleen de Paris pour désigner son recueil, et la plupart des éditeurs ont conservé ce dernier titre. Dans le Spleen de Paris, Baudelaire expérimente un genre nouveau, inauguré peu auparavant par Aloysius Bertrand "C'est en feuilletant pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit, d'Aloysius Bertrand [...] que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque" "A Arsène Houssaye", dédicace du recueil. Les poèmes en prose de Baudelaire, différents dans leur inspiration et leur facture de ceux de son devancier, imposent le genre, lequel deviendra particulièrement florissant dans les dernières décennies du XIXe siècle et au début du siècle suivant. Le Spleen de Paris contient cinquante textes que Baudelaire n'a pas eu la volonté ou le temps de rassembler et d'organiser en diverses parties. Ses notes contiennent des projets de regroupements mais la dédicace "A Arsène Houssaye" fait de la libre ordonnance des poèmes un principe esthétique "Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. [...] Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part." Discontinuité, liberté et diversité caractérisent le recueil. Le ton et l'atmosphère sont variés, depuis l'agressivité "la Femme sauvage et la Petite Maîtresse", "Assommons les pauvres!", et le sarcasme "Un plaisant", "le Chien et le Flacon", "le Galant tireur ", jusqu'au pathétique "les Veuves", "le Vieux Saltimbanque"; ces différents aspects peuvent d'ailleurs cohabiter dans un même poème comme "les Yeux des pauvres". La plupart des pièces sont narratives, et certaines s'apparentent même à des contes "Une mort héroïque", "la Corde", ou à des fables sataniques "les Tentations, ou Éros, Plutus et la Gloire", "le Joueur généreux", alors que d'autres, qui se terminent parfois par une moralité "la Fausse Monnaie", tiennent plutôt de l'exemplum médiéval "les Dons des fées", "les Vocations". Les thèmes sont eux aussi variés mais quelques-uns dominent le destin et le pouvoir du poète dans "le Confiteor de l'artiste", "la Chambre double", "le Fou et la Vénus", "les Foules", "Enivrez-vous", "les Fenêtres"; les exclus, tous ces êtres déshérités ou bizarres qui éveillent la compassion dans "le Désespoir de la vieille", "les Veuves", "le Vieux Saltimbanque", "le Gâteau", "Mademoiselle Bistouri"; le désir d'évasion dans "l'Étranger", "l'Invitation au voyage", "les Projets", "Déjà ", "Any where out of the world"; la femme enfin, à la fois mystérieuse et dérisoire, fascinante et haïe dans "la Femme sauvage et la Petite-Maîtresse", "Un hémisphère dans une chevelure", "la Belle Dorothée", "le Galant tireur". Ce recueil en prose s'inscrit dans la continuité de l'oeuvre en vers "En somme, c'est encore les Fleurs du mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail et de raillerie", écrivait Baudelaire à J. Troublat le 19 février 1866. Certaines pièces du Spleen de Paris peuvent même apparaître comme des doublets de poèmes des Fleurs du mal l'exemple le plus frappant est celui de "l'Invitation au voyage", dans les deux ouvrages. L'expression "le Spleen de Paris" souligne cette filiation puisque le terme "spleen" sert de titre à la première section des Fleurs du mal, elle-même intitulée "Spleen et Idéal". L'ennui, l'angoisse, le sens aigu et douloureux du néant de toute chose, demeurent au centre de l'expérience baudelairienne. L'idéal est ailleurs, rêvé, entrevu, toujours inaccessible à l'homme prisonnier de la réalité mesquine et décevante. Perceptible pour le poète en quelques instants privilégiés, il fait de l'univers un spectacle réversible dont "la Chambre double" offre l'image symbolique. Dans ce poème en effet, la même chambre est d'abord décrite comme un lieu merveilleux - "chambre véritablement spirituelle", "chambre paradisiaque" - avant d'être rendue à sa dimension réelle de sordide "séjour de l'éternel ennui". La contemplation de la nature n'échappe pas à cette fatale réversibilité "Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer! [...] / Et maintenant la profondeur du ciel me consterne; sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle, me révoltent... Ah! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau?" "le Confiteor de l'artiste". Ce pouvoir visionnaire mêlé à une extrême lucidité fonde l'intolérable frustration du poète et sa misanthropie souvent cruelle, le choix du mal n'étant que l'envers d'un désespoir. Ainsi, alors que dans maints poèmes du Spleen de Paris le poète fraternise avec les déshérités, il fait preuve, dans "le Mauvais Vitrier", d'"une haine aussi soudaine que despotique" à l'égard d'un "pauvre homme" il détruit méchamment la marchandise d'un vitrier ambulant parce que celui-ci ne possède que des "verres de couleur", c'est-à -dire des "vitres qui [font] voir la vie en beau". Le titre le Spleen de Paris met en outre l'accent sur la dimension urbaine de l'entreprise poétique, explicitée dès la Dédicace "C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant" celui de la "prose poétique". Paris ne constitue pas toutefois le décor de tous les poèmes du recueil "le Gâteau" a par exemple pour cadre les Pyrénées, "le Joujou du pauvre", la campagne, et "la Belle Dorothée", les îles Mascareignes. En réalité, le monde urbain est moins affaire de décor que de regard. Dans une étude sur Constantin Guys intitulée le Peintre de la vie moderne 1863, Baudelaire lie la notion de modernité au phénomène de la grande ville. La sensibilité du poète moderne, sa saisie du monde, son spleen sont pour ainsi dire formés par l'expérience urbaine. Cette dernière enseigne les injustices et la misère dont le poète se fait le porte-parole "Je chante les chiens calamiteux [...] les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un oeil fraternel" "les Bons Chiens". Le poète moderne dit la marge et l'exclusion. La ville, sorte de concentré de toute l'humanité, est un révélateur privilégié; mais la misère et les barrières sociales sont partout aussi bien à la campagne, comme en témoigne "le Joujou du pauvre", avec cette grille symbolique qui sépare l'enfant riche et l'enfant pauvre, "un de ces marmots-parias". La ville est aussi une école de solitude et de vanité. L'égoïsme, l'illusion, l'apparence, la fatuité y gouvernent les rapports humains, d'où le ton railleur et cynique de nombreux textes. La poésie permet à peine d'échapper à cet engrenage pervers "Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise!" "A une heure du matin". Infernal, le monde urbain est également fascinant dans la mesure où y règnent le hasard et la diversité. Il offre au poète, disponible, vigilant, qui "jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui", une inépuisable matière "Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. [...] Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente" "les Foules". Le choix du poème en prose répond à la volonté de trouver une écriture adéquate à l'intériorisation de ce fourmillement qui caractérise la métropole "Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?" Dédicace. Plus libre et immédiate que le vers, la prose se prête mieux à l'évocation du monde moderne "J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante" "les Bons Chiens"; un monde multiple, changeant, voire hétéroclite. Genre aux lois peu rigoureuses et contraignantes, le poème en prose offre à l'écriture une spontanéité en accord avec cette posture de "promeneur" ou de "rôdeur" qu'adopte le poète du Spleen de Paris. Les fleurs du mal, Charles Baudelaire 1840 Recueil de poèmes de Charles Baudelaire 1821-1867. Publié en 1857, il réunissait presque toute la production du poète depuis 1840. Le titre, primitivement choisi, aurait été "Limbes"; il fut changé, paraît-il, sur le conseil d'un ami de Baudelaire. Après le procès qui lui fut intenté pour immoralité, Baudelaire en publia une deuxième édition en 1861, d'où il avait supprimé les six "Pièces condamnées". Par contre, trente-cinq autres poèmes, presque tous de grande valeur, y étaient ajoutés. Dans l'édition appelée définitive édition posthume de 1868, établie par Théophile Gautier, à qui le livre est dédié, et Asselineau, figurent vingt-cinq nouveaux poèmes notamment ceux qui avaient été publiés clandestinement à Bruxelles, en 1866, par Poulet-Malassis sous le titre "Epaves". L'ouvrage, tel qu'il se présente dans la seconde édition établie par l'auteur, se divise en six parties "Spleen et idéal", "Tableaux parisiens", "Le vin", "Fleurs du mal", Révolte", "La mort". Certains ont voulu voir, dans cette présentation, l'intention de donner au livre la rigoureuse construction d'un poème, d'illustrer l'histoire d'une âme dans les divers moments de son expérience intérieure. C'est ainsi que le spectacle décevant de la réalité et les expériences sans issue qui fournissent les thèmes dans les deux premières parties, auraient conduit le poète, après avoir en vain cherché, pour oublier son angoisse, une consolation dans les "paradis artificiels", dans l' ivresse, à une réflexion sur le mal, sur les attraits pervers et sur l'horrible désespoir qu'il engendre. C'est alors que le poète aurait lancé ce fameux cri de révolte contre l'ordre de la création, avant de trouver un refuge et un aboutissement dans la mort. Tout nous autorise à penser que, si ce dessein ne fut pas totalement étranger au poète, il va, ainsi exprimé, à l'encontre de l'idée même que Baudelaire se faisait de la poésie si, selon lui, les préoccupations morales ne devaient pas en être absentes, en aucun cas elles ne pouvaient en commander l'ordonnance et la réalisation. Il s'agit plutôt d'une évocation, à proprement parler symbolique, de cette dualité fondamentale qui se partageait son âme et qui le poussait irrésistiblement tour à tour vers les sommets de l' extase et les abîmes du péché, -dualité dont il a parfaitement conscience que, s'il fut le premier à la ressentir avant tant d'acuité, il ne la partage pas moins avec tout homme, en cela son "semblable" et son "frère", ainsi qu'il le proclame hautement dans son arrogante apostrophe "Au lecteur" qui ouvre le livre. C'est pour avoir préservé et cultivé cette dualité essentielle, pour l'avoir élevée à la hauteur d'une ascèse que Baudelaire fut revendiqué par les esprits les plus divers, les plus opposés, et que son oeuvre est allée en s'imposant, carrefour d'idées et de sentiments, point d'aboutissement et point de départ. L'expérience poétique de Baudelaire s'inscrit tout entière entre les premiers vers du "Voyage" et le voeu qui l'achève "Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? -Au fond de l'inconnu, pour trouver du nouveau!" S'il fallait donner à tout prix un sens à l'aventure intérieure du poète, c'est sans nul doute, dans ce poème qu'il conviendrait de le chercher, Amour, gloire, bonheur, désir, tous les thèmes chers à Baudelaire s'y trouvent résumés, rassemblés, sans oublier "le spectacle ennuyeux de l'immortel péché", partout rencontré, "du haut jusques en bas de l'échelle fatale"; sans oublier non plus la mort, "vieux capitaine", éternelle compagne. Certes, l'idée que Baudelaire se fait du destin du poète reprend les termes traditionnels du romantisme le poète est venu sur terre pour interpréter la réalité à la lumière de son rêve; il s'insurge contre les conventions, demeure, en dépit de tout un inadapté, trouble la conscience et le coeur de ceux à qui il offre ses sublimes mirages "Bénédiction", "L'albatros", "Le guigon"; mais, tout en reprenant à son compte ces revendications, il leur en adjoint de nouvelles, qui font de lui le premier des poètes modernes. C'est ainsi qu'à la question "Tout commence donc à Baudelaire?", on peut répondre avec Jean Cassou "Tout, non! mais quelque chose"; en effet, "Baudelaire est devenu représentatif d'un certain nombre d'éléments qui manquaient au visage spirituel de la France et qui nous apparaissent devoir être désormais maintenus, affirmés et défendus, avec une vigueur combattive, sans cesse renouvelée". C'est lui, Baudelaire, qui a formulé cette loi première à partir de laquelle s'organisera désormais consciemment toute poésie la loi de l' analogie universelle, sur laquelle il s'est expliqué en maints endroits et notamment dans son fameux sonnet des "Correspondances". Si on les prive de cette perspective, des poèmes comme "La chevelure", "L'invitation au voyage", "La vie antérieure" et tant d'autres deviennent de simples allégories littéraires, certes fort belles ou émouvantes, mais dénuées de cette vérité absolue en dehors de laquelle la poésie demeure un jeu ou un exercice. Or, les poèmes de Baudelaire sont "vrais", essentiellement vrais. Un vers comme "Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues", doit être éprouvé, ressenti comme un rapport absolu, inconditionnel, entre les "souvenirs dormant dans cette chevelure" et l'immensité du ciel, azur fait de ténèbres. Or, c'est bien de ce rapport absolu, et de lui seul, qu'est né ce vertige qui s'empare de nous; et ce vertige, quel est-il? Sinon la poésie elle-même, hors de laquelle ces cheveux ne sont plus qu'un objet quelconque de notre univers, émouvant sans doute, mais déchu. On ne peut d'autre part oublier que Baudelaire fut un de ces artistes qui rêvèrent de "découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et de tirer de cette étude une série des préceptes dont le but divin est l'infaillibilité de la production poétique". Poète moderne, Baudelaire le fut par l'effort volontaire que déploya sa merveilleuse intelligence critique pour s'assurer des pratiques nécessaires à la naissance de la poésie n'est-ce pas lui encore, qui nous dit "L' inspiration vient toujours quand l'homme le veut, mais elle ne s'en va pas toujours quand il le veut. -De la langue et de l'écriture prises comme opération magiques, sorcellerie évocatoire". Assumant et transposant dans son rêve toutes les expériences de la vie et toutes les apparences du monde, il n'est pas une de ses évocations qui n'ait un caractère irréductiblement original, allant bien au-delà du simple réalisme. "Dans certains états de l'âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux. Il en devient le symbole". Les poèmes abondent, qui révèlent, dans un symbolisme transparent, leur substrat intellectuel ou qui ne semblent être au contraire que grâce du langage, mystère et simplicité, et où chante seule la poésie "Harmonie du soir" et, surtout, "Recueillement" peuvent être cités parmi les exemplse les plus parfaits de tout le recueil. "L'invitation au voyage" se résout, elle, en une musicalité pure qui transcende, en quelque sorte par anticipation, tous les développements possibles du poème dans un climat magique. Cependant le "Rêve parisien" atteint, avec l'aisance la plus naturelle, à certaines audaces dont Rimbaud ou les surréalistes se souviendront. Poète de la grande ville, aimant le bitume et le bruit de Paris, il en a chanté les rencontres boulversantes "A une passante" "O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!", les déchets d'humanité qui la hantent les ivrognes, les petites vieilles, les aveugles, les chiffoniers. Maître du paysage urbain, il a créé une seconde nature, où l'architecture remplace les arbres et la verdure, où les "petites vieilles" s'en retournent à la terre comme les feuilles d'automne. Pour orgueilleux et solitaire qu'ait été l'univers où il se situait d'emblée, dominant les hommes et les choses, le poète n'a point cessé d'être solidaire de cette triste humanité, dont il a revécu les douleurs, la souffrance, les erreurs, le péché et le mal. "Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut être à la fois lui-même et autrui...et si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées". Ses chants d'amour, où il approfondit avec une fatale obstination les mouvements les plus secrets du coeur, depuis les rares instants de sérénité jusqu'aux troubles les moins avoués, refusent toute complaisance envers soi-même et rendent un son inimitable. Cela est vrai, soit qu'il reprenne dans "Le balcon" le thème classique de l'inexorable fuite du temps, soit qu'ilrêve, avec une simplicité plus boulversante encore dans le "Chant d'automne", de fraternels abandons de l'âme; soit enfin qu'il élucide, avec un courage presque sacrilège et une complaisance tenace, les liens secrets de l'amour et de la haine, du désir et de la vengeance, de la volupté et du crime voir les célèbres "Pièces condamnées", celles que lui inspira Jeanne Duval, la "Vénus noire" et cet original ex-voto "dans le goût espagnol" "A une madone". Mais jusque dans les rêveries les plus enchanteresses sur la grâce féminine, on retrouve, insistant et douloureux, l'appel de la misère humaine "A celle qui est trop gaie" et surtout "Réversibilité" "Ange plein de gaîté, connaissez-vous l' angoisse...?. Dans les plus suaves et mélancoliques images, demeurent présents le sens d'un commun destin, la douloureuse vision d'un paradis perdu que le poète saura évoquer dans des termes d'une simplicité antique et définitive "Moesta et errabunda" "le vert paradis des amours enfantines". On en arrive ainsi aux trois poèmes qui composent "Révolte" et aux pièces qui portent en propre le titre de "Fleurs du mal" et notamment les "Pièces condamnées". C'est dans ces morceaux, que s'affirment, bien plus important que tout satanisme, le sentiment de la fatalité du péché en même temps que celui du juste châtiment, inévitable et immanent à nous-mêmes. Cette conception fondamentalement baudelairienne, le poète l'exprime de la manière la plus concise, en recourant au mythe du Péché originel. "Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, -Cependant que grossit et durcit ton écorce, -Tes branches veulent voir le soleil de plus près" ces vers, tirés du"Voyage", expriment assez bien la nécessité et, par là , la quasi-légitimité du mal mais la fatalité du péché n'est pas autre chose, dans la vie morale, que la nécessité de la souffrance. Cette certitude se résout, dans les moments de la plus haute inspiration, en un sentiment de charité universelle, en une grande pitié pour soi et pour les autres. Baudelaire, cet esprit toujours en mouvement, qui ne renonça point au droit de se contredire et dont les attitudes variées ne peuvent être réduites à quelque doctrine traditionnelle, n'est jamais plus lui-même que dans les moments où il porte son jugement sur la vie humaine en lui, un drame se déroule, qui dépasse toute complaisance personnelle, la douleur d'un homme, -la sienne, -devenant, sans le secours de la moindre métaphysique, la douleur de chacun. Ce déchirement de tout un être trouve son expression la plus accomplie et la plus universelle, dans des pièces allant de la délicate et douloureuse fantaisie du "Cygne" jusqu'aux graves accents des deux confessions intitulées "Je nai pas oublié, voisine de la ville" et "La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse", en passantpar les poèmes sur "Les sept vieillards", "Les petites vieilles", "Les aveugles" déjà cités, ainsi que "Crépuscule du matin", "Crépuscule du soir" et "La mort des pauvres". Telle sont les raisons qui ont fait dire que Baudelaire prolongea le romantisme jusqu'à ses extrêmes conséquences, le purifiant et le perfectionnant à un tel point que, tout comme un classique, il en vint à identifier son drame avec l'éternelle tragédie de tous les hommes. Cette position ressort clairement de son style, qui ne veut renoncer à aucune des subtilités qu'il a entrevues, ni à ce renouveau de classicisme le plus authentique. Mais ce qu'il chercha avant tout, ce fut de briser les cadres de la rhétorique et du discours où s'enlisait la poésie traditionnelle, en la libérant du carcan des expressions usuelles. Un dessein aussi ambitieux, et aussi nouveau Baudelaire est un de ces "horribles travailleurs" dont parle Rimbaud, ne pouvait se réaliser sans courir de nombreux dangers et sans quelque dispersion incertitudes de style qui passent comme des ombres et masquent parfois certaines des ses miraculeuses illuminations, insistance unpeu lassante sur certains thèmes. Son existence si malheureuse, sa terrible clairvoyance se cristallisèrent dans un atroce pessimisme, dans ce triste jugement qu'il portait sur la destinée humaine, à jamais symbolisée à ses yeux par le mythe du Péché originel ainsi fut-il un analyste horrifié, mais fasciné du vice et de la perversion. C'est cet aspect particulier de son oeuvre qui fit tenir l'homme et sa poésie pour scandaleux, blasphématoires ou sataniques. Mais cette interprétation est manifestement incomplète, unilatérale elle ne tient nul compte de cette autre moitié de ce monde idéal d'où la première reçoit sa lumière et sa signification. Certes, il y a la "Vénus noire", Jeanne Duval, "bizarre déité brune comme les nuits"; mais il y a aussi son "analogue" sa "correspondance" dans le divin, "la très-belle, la très-bonne, la très-chère" Mme Sabatier. Plus loin encore, les réunissant au-delà de leurs apparences, il y a cette "maîtresse des maîtresse" la Mémoire, -cette mémoire qui fit de Baudelaire un de nos plus grands poètes. Les paradis artificiels, Charles Baudelaire 1860 Oeuvre de Charles Baudelaire 1821-1867, publié en 1860. Dans l'édition originale, elle comprend deux parties "Le poème du haschisch" et "Un mangeur d' opium"; par contre, dans l'édition posthume des "Oeuvres complètes" de l'auteur tome IV, 1869, les éditeurs ont cru bon de joindre, en appendice, l'essai publié neuf ans plus tôt 1851 dans le "Messager de l'Assemblée" sous le titre "Du vin et du haschish comparés comme moyens de multiplication de l'individualité". A vrai dire, cet essai n'est qu'une ébauche du livre publié en 1860 et bien qu'il abonde en sentences originales et en observations aiguës, le dessin en demeure incertain et confus et n'a pas cette précision qui fera le prix de son oeuvre postérieure. La première partie des "Paradis artificiels" proprement dits "le poème du haschisch" se présente comme un traité mi-philosophique, mi-scientifique, sur la nature, l'usage et les effets de la drogue orientale. Ayant posé que c'est par une étrange dépravation du sens de l' infini que l'homme est amené à se rendre coupable des pires excès et notamment à rechercher dans le haschisch ou l' opium une sorte de "paradis artificiel" "Le goût de l' infini", Baudelaire entreprend de faire une "monographie de l' ivresse" dispensée par la fameuse drogue. Celle-ci occupera quatre chapitres "Qu'est-ce que le haschisch?"; "Le théâtre de Séraphin"; "L'Homme-Dieu"; "Morale", au cours desquels, multipliant les points de vue, il examinera systématiquement tous les aspects du problème, depuis le côté physiologique et psychique jusqu'au côté moral. L'analyse est menée avec une rigueur et un sens de l'économie qui font merveille; et bien que Baudelaire apporte à cette description une parfaite désinvolture, en moraliste sensible aux prestiges du mal il démêle, avec lucidité, tout ce qu'il entre de remords et de joie, de désir et d'abandon, de démence et de pureté, dans cette ivresse qui porte en elle des lendemains pleins d'une amère désillusion. Qu'on ne s'y trompe pas le rêve du fumeur de haschisch n'a rien de surnaturel; l'homme qui s'y manifeste n'est que lui-même, augmenté, "le même nombre élevé à une très haute puissance". Croyant se découvrir à une âme nouvelle, le toxicomane éprouve bientôt une angoisse mal définie, comme si son corps, habitacle désormais inutile de son âme, ne pouvait plus la contenir. Mais au moment même où il se découvre Dieu, il tombe, "en vertu d'une loi morale incontrôlable", plus bas que sa nature réelle à l'avenir prisonnier de la drogue, il n'est plus qu' "une âme qui se vend au détail". A ceux qui pensent que le poète peut tirer de cette ivresse de tels bénéfices spirituels qu'il vaut peut-être la peine de tout sacrifier pour l'atteindre, Baudelaire fait remarquer avec cette lucidité qui lui appartient en propre qu' "il est de la nature du haschisch de diminuer la volonté et qu'ainsi il accorde d'un côté ce qu'il retire de l'autre, c'est-à -dire l' imagination sans la faculté d'en profiter". La seconde partie du volume rassemble, sous le titre d' "Un mangeur d' opium", une série d'extraits, commentés par Baudelaire, de l'oeuvre de Thomas de Quincy "Les confessions d'un opiomane anglais". Travail de compilation, mais aussi d'éclaircissement critique, ces pages révèlent à l'attention du lecteur toute la finesse du génie littéraire de Baudelaire. On ne sait, dans l'ensemble de cette oeuvre, ce qu'il faut admirer le plus, de la justesse de l'analyse, de la rigueur avec laquelle elle est conduite ou de la limpidité du style, l'auteur s'étant manifestement donné pour critère de son art la simplicité et le naturel. On y admirera aussi la qualité d'une intelligence rare, s'appliquant à interpréter les expériences les plus diverses avec un tact et une mesure qui la rendent exemplaire. Le peintre de la vie moderne, Charles Baudelaire 1863 Essai de Charles Baudelaire 1821-1867, publié à Paris dans le Figaro du 26 au 29 novembre et le 3 décembre 1863, et en volume dans l'Art romantique chez Michel Lévy en 1868-1869. La Correspondance de Baudelaire nous apprend que cet essai fut rédigé dans l'hiver de 1859 à 1860. Il porte sur le dessinateur et aquarelliste français Constantin Guys 1802-1892, dont le poète prisait beaucoup l'oeuvre. Grand amateur d'art, Baudelaire s'est singulièrement intéressé aux caricaturistes français et étrangers. L'essai consacré à Constantin Guys, ample, rigoureusement organisé, occupe une place privilégiée dans la production critique de l'écrivain. Le Peintre de la vie moderne comprend treize chapitres. Après avoir exposé sa conception de la beauté le Beau, la Mode et le Bonheur», chap. 1 et expliqué l'intérêt que comporte la peinture des moeurs le Croquis de moeurs», 2, Baudelaire évoque la personnalité de M. C. G. il ne nomme pas le peintre pour ne pas le froisser dans sa modestie, l'originalité de son travail et de son génie l'Artiste, homme du monde, homme des foules et enfant», 3. Voué à la recherche de la modernité la Modernité», 4, Constantin Guys dessine de mémoire et restitue l'impression produite par les choses sur l'esprit» l'Art mnémonique», 5. Les chapitres suivants portent pour titre les divers sujets abordés par l'oeuvre de Constantin Guys les Annales de la guerre», 6; Pompes et Solennités», 7; le Militaire», 8; le Dandy», 9; la Femme», 10; Éloge du maquillage», 11; les Femmes et les Filles», 12; les Voitures», 13. Baudelaire y décrit les dessins du peintre tout en livrant ses propres réflexions sur des thèmes qui lui sont chers. De même que les conceptions esthétiques de Diderot retentiront sur sa théorie et sa pratique dramatiques, de même les oeuvres critiques de Baudelaire _ en particulier ses Salons rédigés depuis 1845 _ apparaissent comme le véritable art poétique dont les Fleurs du mal et le Spleen de Paris représentent les deux réalisations les plus achevées. C'est que pour Baudelaire poésie et peinture s'interpénètrent _ ne parle-t-il pas de Delacroix comme d'un poète en peinture»? _ et que l'analyse de celle-ci lui permet de mettre à nu, non les mécanismes de l'écriture, mais les principes qui guident toute sa création et qu'il résume dans le concept de modernité». Même s'il n'a pas inventé le mot Balzac et Gautier l'ont utilisé avant lui, Baudelaire est à l'origine de sa fortune; et le terme revient sous sa plume comme une obsession à partir du Salon de 1859 où, parlant de la peinture anglaise dont le caractère est la modernité», il en vient à s'interroger Le substantif existe-t-il? Le sentiment qu'il exprime est si récent que le mot pourrait bien ne pas se trouver dans les dictionnaires.» Cette modernité» que Baudelaire traque, où la trouve-t-il prioritairement? Moins chez les peintres qu'il admire _ Delacroix surtout, Corot dans une moindre mesure _ que chez un Daumier ou un Gavarni, et plus encore un Constantin Guys, tous praticiens du trait plutôt que du pinceau. C'est qu'à l'idée de modernité Baudelaire associe celle d'éphémère, ou pour employer son vocabulaire, celle de transitoire» or le tableau figure alors que le croquis ou l'esquisse, à l'image de celui qui l'exécute, va, court, cherche». Et l'on saisit ainsi un premier caractère de la modernité C'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.» Définition qui pourrait servir de commentaire au poème "A une passante", silhouette croisée, profil tracé dans la fugacité d'un échange. Fugacité qui définit un second trait, décor essentiel de l'esthétique baudelairienne la ville, lieu de l'échange, du mouvement, de l'éphémère, à l'opposé de la nature romantique, stable et consolatrice. Cette ville, omniprésente dans les poèmes voir la deuxième partie des Fleurs du mal précisément intitulée Tableaux parisiens», et qui offre sa laideur mais aussi suscite de quoi se perdre dans un rêve que réaliseront les poèmes de la troisième partie, le Vin». Rien d'étonnant, alors, que dans un monde articiciel d'où la nature est rejetée dans l'ailleurs voir "l'Invitation au voyage", la femme soit elle-même d'abord recherchée pour son artifice d'où le capital chapitre XI, Éloge du maquillage» qui, inversant les présupposés traditionnels de l'union de la beauté naturelle et de la morale, en vient à affirmer que le bien est toujours le produit d'un art». Le maquillage devient ainsi pour la femme ce que la ville est au monde le lieu d'un mirage assumé, où chacun peut puiser matière à rêver. Ainsi fardée, la femme se fait l'égale de ce héros de la vie moderne» dont Baudelaire s'est voulu le chantre le dandy, celui qui combat et détruit la trivialité». Lus à la lumière des pages de l'essai consacré à Constantin Guys, les poèmes de Baudelaire apparaissent alors comme la parfaite adéquation d'une époque et d'un regard critique, attitude qu'il décelait chez Balzac et qui porte chez lui le nom d'imagination». L'art romantique, Charles Baudelaire 1868 Sous ce titre sont réunies les pages de critique littéraire de Charles Baudelaire 1821-1867, écrites depuis 1845 et pendant les années suivantes et publiées pour la première fois en volume posthume, dans l'édition de ses oeuvres, par les soins de Th. Gautier et de Ch. Asselineau. Le titre heureux autant qu'inadapté a été choisi par les deux éditeurs car Baudelaire, de son côté, avait eu l'intention de réunir toute sa production critique sous le titre de "Curiosités esthétiques" avec, comme subdivisions "Art" et "Littérature", soulignant ainsi l'étroite union de principe et de style de sa recherche dans ces deux domaines. Dans ces textes, Baudelaire fait preuve d'une admirable lucidité de pensée, d'une sûreté dans l'exposé des principes théoriques, d'une délicatesse de sensibilité et d'une précision de jugement,d'une rigueur d'expression enfin, qui le placent parmi les plus grands critiques de la littérature moderne. L'essentiel du livre est formé par les réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, Victor Hugo, A. Barbier, Marceline Desbordes-Valmore, Th. Gautier, Pétrus Borel, G. Le Vavasseur, Th. de Banville, Pierre Dupont, Leconte de Lisle, Hégésippe Moreau, qu'entourent d'autres articles de circonstance sur les récits de Jean de Falaise le premier article par ordre chronologique, sur "Les martyrs ridicules" de Léon Cladel, sur "Les Misérables" de Hugo, sur Ménard et l' "Ecole païenne", sur "Les drames et les romans honnêtes ou L'école de vertu et de bon sens", etc. Il y a encore un curieux écrit moral de 1846, plein de finesse et d'une vive saveur "Conseil aux jeunes littérateurs" et une série de véritables essais, sur "Madame Bovary", sur Gautier et Wagner. La critique de Baudelaire, que l'on peut qualifier de philosophico-technique, forme l'exact pendant et le nécessaire complément de la critique psycho-moraliste de Sainte-Beuve; elle représente dans l'histoire de la pensée et dans le tableau de la civilisation littéraire du XIXe siècle, une valeur certaine qui n'est en rien inférieure à celle de la critique de sainte-Beuve. Pour Baudelaire, l'activité poétique est autonome; c'est une faculté de l'homme qui tend au Beau, comme la raison critique tend au Vrai et la volonté morale au Bon. Ayant ainsi revendiqué l'autonomie de l' art, il entreprend une vive polémique contre la tendance de la philosophie idéaliste à identifier ces diverses manifestations de l'esprit, dont toutefois il reconnaît les points de contact dans la pratique. Mais l'originalité de la critique baudelairienne consiste dans le fait qu'elle ne se déduit nullement d'un système quelconque et n'offre, en conséquence, aucune rigidité partant de l'analyse directe des oeuvres, il retrouve un certain nombre de principes, simples et absolus, qui sont en parfait accord avec ses recherches techniques raffinées et son sens de la "forme" considérée comme une valeur absolue. Ainsi, les "Iambes" de Barbier lui donnent l'occasion de montrer les rapports entre l' art et la morale; en revanche, les poésies de Marceline Desbordes-Valmore se prêtent admirablement à la mise en lumière de l'importance du "sentiment". L'essai très important sur Gautier l'engage dans une véritable leçon d' esthétique sur le caractère distinctif du beau poétique, leçon au cours de laquelle il cite un passage extrait des "Notes sur Edgar Poe", qui est resté célèbre. Mais Baudelaire ne se confine pas pour autant dans une esthétique strictement intellectuelle ou dans un aride classicisme ainsi, en face d'un rapide et très pénétrant bilan de la poésie lyrique de Victor Hugo, voici un article sur "Les misérables" où sont franchement appréciées les raisons morales de l'oeuvre; à propos du futur grand maître des parnassiens, Leconte de Lisle, il fait un prompt rappel à Renan; en un autre article où il analyse avec lucidité la poésie à caractère social de Dupont, il reconnaîtra aisément les qualités de style d'écrivains comme Leroux et Proudhon. Il offre enfin à propos de "Madame Bovary", un splendide essai de critique psychologique. Faisant preuve d'un sens très vif de l'universalité de l' art, sans qu'on puisse le taxer d'incohérence, Baudelaire retrouve, dans son cheminement de critique, les principes du parnasse, du symbolisme et même du surréalisme. Nous ne devons pas oublier non plus de mentionner le long essai de critique musicale, dont les tentatives pour acclimater l'oeuvre de Wagner en France 1860-1861 furent l'occasion, et qu'il publia à part sous le titre "Richard Wagner et Tannhaüser à Paris" 1861. Dans cet essai, nous trouvons un examen aigu et pénétrant de la psychologie du public, une rapide esquisse du caractère de Wagner et de sa formation intellectuelle, une lumineuse illustration de l' esthétique wagnérienne, et d'attentives études sur la nature de l' art musical en général, sur "Tannahaüser, "Lohengrin" et la musique de Wagner en particulier. D'autres écrits de caractère critique, déjà publiés dans des revues et journaux, ou restés inédits, furent réunis à deux reprises dans les "Œuvres posthumes" de 1887 et de 1908 et sont depuis imprimés avec "L'art romantique". Parmi ceux-ci, une fine analyse des récits de Champlfleury, un curieux article sur la "Biographie des excentriques", un plan étendu pour un essai sur "Les liaisons dangereuses" et surtout un important écrit de ton satirique, très riche en notations morales, sur "L'Esprit et le style de M. Villemain". Mon cœur mis à nu, Charles Baudelaire 1887 Recueil de fragments en prose de Charles Baudelaire 1821-1867, publié dans un volume intitulé Oeuvres posthumes et Correspondances inédites à Paris chez Quantin en 1887. L'édition critique parue chez José Corti en 1949, due à J. Crépet et G. Blin, fait autorité. Baudelaire n'a jamais rédigé, de façon suivie, un véritable journal intime. Il s'est contenté de noter diverses réflexions sur des feuilles volantes qu'il ne destinait pas à la publication. Ces feuilles forment trois ensembles Fusées, Hygiène et Mon coeur mis à nu, qui fut vraisemblablement écrit entre 1859 et 1865. Le texte participe, à l'origine, d'un ambitieux projet, ainsi que l'atteste une lettre à Mme Aupick du 1er avril 1861 dans laquelle le titre apparaît pour la première fois Un grand livre auquel je rêve depuis deux ans Mon coeur mis à nu, et où j'entasserai toutes mes colères. Ah! si jamais celui-là voit le jour, les Confessions de J[ean]-J[acques] paraîtront pâles. Tu vois que je rêve encore.» Mon coeur mis à nu est composé de quarante-huit fragments dont la longueur moyenne n'excède pas une demi-page. Ces fragments, eux-mêmes discontinus, se présentent comme une succession de notes plutôt que comme des ensembles véritablement rédigés. Lapidaires et laconiques, les notations couchées sur le papier par Baudelaire sont de toutes sortes aide-mémoire de l'écrivain sous forme de plans ou projets, souvenirs, jugements sur les contemporains, diatribes pourfendant surtout l'époque moderne, maximes _ certains accents font parfois songer à La Rochefoucauld et à Pascal _, réflexions sur la politique, la société, l'histoire, les religions et l'art. Le titre de l'ouvrage répond à un défi formulé par Edgar Poe dans ses Marginalia S'il vient à quelque ambitieux la fantaisie de révolutionner d'un seul coup le monde entier de la pensée humaine, de l'opinion humaine et du sentiment humain, l'occasion s'en offre à lui. [...] Il lui suffira en effet d'écrire et de publier un très petit livre. Le titre en sera simple _ quelques mots bien clairs _ Mon cœur mis à nu.» En dépit du titre de l'ouvrage et de la comparaison que Baudelaire établit avec les Confessions de Rousseau, le poète s'y livre peu à l'introspection et à la confidence. Certains énoncés sont certes à la première personne et dévoilent l'intimité du cœur et de l'esprit Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l'horreur de la vie et l'extase de la vie» XL; Dès mon enfance, tendance à la mysticité» XLV. Plus souvent, cependant, ils sont formulés de façon impersonnelle. La brièveté et le caractère elliptique de la notation sont propices à générer des sentences _ Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser» X _ ou des méditations _ Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.» L'usage fréquent du paradoxe et de l'antithèse traduit la conscience intime d'un moi écartelé voir les Fleurs du mal. L'ouvrage émane d'une sensibilité à la fois cynique et écorchée, avide et désespérée qui, au-delà de Baudelaire, se présente comme celle de toute une génération. Ce n'est pas, seulement son propre cœur mais celui de l'homme que le poète, plus moraliste que diariste, cherche à mettre à nu.
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Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Le Gâteau. XV LE GÂTEAU Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placé était d’une grandeur et d’une noblesse irrésistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme. Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l’atmosphère ; les passions vulgaires, telles que la haine et l’amour profane, m’apparaissaient maintenant aussi éloignées que les nuées qui défilaient au fond des abîmes sous mes pieds ; mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j’étais enveloppé ; le souvenir des choses terrestres n’arrivait à mon cœur qu’affaibli et diminué, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d’une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l’ombre d’un nuage, comme le reflet du manteau d’un géant aérien volant à travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causée par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d’une joie mêlée de peur. Bref, je me sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté dont j’étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l’univers ; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j’en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né bon ; — quand la matière incurable renouvelant ses exigences, je songeai à réparer la fatigue et à soulager l’appétit causés par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d’un certain élixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-là aux touristes pour le mêler dans l’occasion avec de l’eau de neige. Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit très-léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l’entendis soupirer, d’une voix basse et rauque, le mot gâteau ! Je ne pus m’empêcher de rire en entendant l’appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j’en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l’objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s’il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m’en repentisse déjà . Mais au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d’où, et si parfaitement semblable au premier qu’on aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun n’en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l’oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime propriétaire du gâteau essaya d’enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l’usurpateur ; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d’une main, pendant que de l’autre il tâchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d’un coup de tête dans l’estomac. À quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant ; mais, hélas ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s’arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n’y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé. Ce spectacle m’avait embrumé le paysage, et la joie calme où s’ébaudissait mon âme avant d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j’en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! »
Poésieen prose. Charles Baudelaire, « Le Gâteau », Le Spleen de Paris (1862) Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit très léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain.
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Lespleen de ParisCommentaires sur cet exemplaire : Quelques rousseurs sur les tranchesLivre d'occasion écrit par Baudelaire, Charlesparu en 2002 . Livraison à partir d'1,99€ seulement sur les univers Déco Loisirs !
1 Voir Beauzée, Dumarsais, le Dictionnaire de l’Académie, Fontanier, etc... 1Un baudelairien, fût-il stylisticien, ne peut se défaire d’un goût certain pour le calembour, la plaisanterie dandy », le titre pétard ». Le titre retenu pour cette contribution constitue une sorte de pied de nez ou de clin d’œil à la tradition grammaticale et rhétorique1, qui distingue la syllepse de la personne », la syllepse du nombre » et la syllepse du genre », puisque le genre » de mon propos ne relève pas de l’analyse dite grammaticale, ni même d’une rhétorique oratoire ou restreinte, mais plutôt de l’analyse discursive ou d’une rhétorique qu’on pourrait appeler générale, à l’instar du Groupe μ. 2 M. Aquien, Dictionnaire de poétique, Livre de Poche, Paris, 1993, entrée Syllepse » La sylleps ... 2Rappelons brièvement que la syllepse2 n’apparaît qu’assez tardivement dans nos traités de rhétorique au xviie siècle, et, qu’emprunté au bas latin des rhétoriciens, le terme réfère traditionnellement – comme le confirment encore aujourd’hui la plupart des dictionnaires usuels – à un accord grammatical selon le sens. La syllepse » est étymologiquement de la même famille que la syllabe » et constitue une forme spécifique d’assemblage renvoyant à une compréhension d’énoncé où des éléments ont été réunis de manière double il est donc légitime de parler à propos de la syllepse d’ambiguïté et d’ambivalence, ce qui conduit à envisager également les questions de valence et de valeur. 3Généralement classée parmi les figures de construction, la syllepse se dédouble relativement tôt en figure de construction et en figure de sens, cette classification, qui reprend à son compte la syllepse oratoire » de Dumarsais, étant devenue aujourd’hui traditionnelle. Ce qui semble d’ores et déjà à retenir, c’est que la syllepse est plutôt segmentale ce ne serait donc pas une macro-figure » elle porte sur un énoncé relativement restreint et dépend du cotexte et du contexte pour ce qui concerne son interprétation. Elle semble aisément isolable et peut s’apparenter au jeu de mots », à la maxime calembour », et constituer une sorte de télescopage grammatical, syntaxique ou sémantique. Elle semble à première vue se développer de manière syntagmatique. Comme le syllogisme et l’enthymème, elle fait appel à la coopération du lecteur. Ainsi l’exemple suivant Il mourut décapité sur l’échafaud, guillotiné, mais la tête haute. 4Interrogée dans toutes ses manifestations et dans la diversité de ses occurrences, la syllepse reste une figure » difficile à élucider, et plus on se penche sur elle, plus l’opposition entre syllepse grammaticale », syllepse syntaxique » et syllepse dite oratoire » semble perdre de sa légitimité. Dans tous les cas, on peut constater un phénomène de condensation linguistique par suite d’interférence sémantique entre des expressions plus ou moins usuelles, plus ou moins stéréotypées ou figées. Ainsi dans l’exemple suivant La plupart des gens sont bien portants. 5L’accord peut se faire au pluriel non seulement pour une question de sens », mais aussi pour une raison de nombre », la plupart » étant exclusif de l’unité. D’un point de vue logico-sémantique et grammatical, les deux occurrences La plupart des gens est bien plupart des gens sont bien portants. 6ont une légitimité assurée. 7Si l’on se réfère à un autre exemple, fréquemment donné dans les traités ou manuels de rhétorique et de grammaire 3 Racine, Andromaque. Brûlé de plus de feux que je n’en 4 Voir M. Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, coll. Langue e ... 8on voit que Racine actualise dans feux » deux expressions usuelles dans les emplois de l’époque, l’un, allumer des feux », référant aux incendies du temps de guerre4, l’autre à l’expression de la passion amoureuse, brûler d’un feu... ou de feux... pour quelqu’un » association figurée de l’amour et de la consomption. Michel Le Guern précise 5 Ibid. [...] il s’agit du cumul par le même terme du sens propre et du sens métaphorique [...]. Le mot feux » désigne à la fois au sens propre les incendies allumés par Pyrrhus lors de la prise de Troie et au sens figuré sa passion pour 9Fontanier classe cette condensation syntagmatique selon des relations de contiguïté, de transfert ou d’inclusion métonymie, métaphore, synecdoque. Michel Le Guern affirme, quant à lui, que 6 Op. cit., pp. 111-112. [...] le lien de la syllepse avec la métaphore et la métonymie n’est qu’accidentel. Pour qu’il y ait syllepse, il suffit qu’il y ait polysémie du terme employé ; la métaphore et la métonymie ne sont que des cas particuliers de 10Ce qui paraît intéressant dans la syllepse, c’est qu’elle condense deux structures syntagmatiques différentes sans relation d’invalidation, d’opposition ou d’exclusion. Elle implique un double savoir linguistique du lecteur – d’une manière générale, une bonne connaissance des registres – et s’inscrit dans un principe de coopération, pour utiliser la terminologie des théoriciens de l’École de Constance ». 11Mon propos n’est pas fondé sur un examen approfondi de la syllepse telle que grammairiens, rhétoriciens, linguistes et stylisticiens la connaissent et l’appréhendent dans leur diversité, mais correspond à une tentation heuristique, celle de transporter la polysémie de la syllepse du segmentai au suprasegmental devenue macrostructurale, la syllepse s’inscrit alors dans la problématique des genres, telle que la pose la littérature dite de la modernité. Et le premier corpus exploratoire susceptible d’être pertinent qui retienne mon attention est Le Spleen de Paris de Baudelaire. 7 Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Éditions du Seuil, coll. Poétique », Paris, 1989. 8 Le mot est à prendre ici dans un sens positif, tel que dans l’usage de la langue anglaise la d ... 12Il ne saurait être question de reprendre ici l’ensemble des travaux qui concernent la ou les théories des genres, d’autant que les recherches de Jean-Marie Schaeffer7 ont montré que, sortie de l’historicité, la discussion ne peut qu’aboutir à des apories. Historiquement en effet, les genres littéraires ont pu trouver momentanément, dans un laps de temps repérable, des définitions possibles. Il a même été proposé de considérer tout genre littéraire comme un organisme vivant, dont la naissance peut être datée, qui finit par trouver son apogée, et qui dès lors est condamné à la décadence et à la mort. L’on sait que de toutes façons, il n’est guère acceptable d’aborder la notion par le biais classificatoire de catégories statiques, mais par une compréhension conceptuelle dynamique les genres littéraires continuent à fournir des cadres – si l’on préfère, des codes variables, changeants, modifiables en permanence – de lisibilité, puisqu’ils inscrivent tout texte », d’une part, dans des pratiques discursives plus ou moins validées par la communauté linguistique, et d’autre part, dans une situation d’attente du ou des lecteurs impliquant tout à la fois satisfaction et déception »8. 13De crise du vers en crise du livre, de crise des représentations en crise des repères éthiques et esthétiques, le formatage » générique, dont on sait qu’il conditionne la production » comme la consommation » de l’objet littéraire, s’est lui aussi retrouvé en crise. Pour Baudelaire, la modernité – c’est-à -dire la mise à jour du poétique » dans le prosaïque » – pose le problème de la forme poétique malgré toutes les transgressions apportées par le développement du Romantisme, le vers continue à être perçu comme constitutif du poème, et le vers libre, qui est pour bientôt, attendra cependant quelque temps pour être inventé. Toutefois, les traductions de Poe, l’héritage des Idéologues, le Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand et sans doute un ardent désir de trouver du nouveau » ont vraisemblablement motivé ce pendant » des Fleurs du Mal, qu’on appelle aujourd’hui Le Spleen de Paris, avec le sous-titre de petits poèmes en prose », qui constitue vraisemblablement une syllepse de type inclusif synecdoque. 9 Ch. Baudelaire, Le Spleen de Paris, XIX, Le Joujou du pauvre ». 10 Voir D. Alexandre et P. Brunei, Le Recueil, Klincksieck, Paris, 2000. 11 Pièce no II du Spleen de Paris. 14La syllepse du genre » consiste dans la plupart des poèmes à investir des structures et des modalités discursives caractéristiques de la prose, aisément identifiables par le lecteur et correspondant au prosaïsme de la vie moderne, et à construire à l’intérieur de cette structure en prose un paradigme poétique qui seul peut donner sens en profondeur à l’organisation syntagmatique de surface. L’écriture a pour objet de donner à voir la beauté » que seul un un œil impartial » peut découvrir si, comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère »9. La syllepse se construit sur un système de régie discursive dont l’emblème symbolique pourrait être la figure de Janus. D’un point de vue générique, les cadres » ou les modèles » affichés dans Le Spleen de Paris appartiennent visiblement à la prose ; toutefois la distribution énoncé/énonciation » est parsemée d’indices marquant clairement les limites d’intelligibilité de ces cadres » ou modèles ». D’autres indices motivent une reconstruction interprétative de type poétique passant par l’avènement d’un nouveau sujet lyrique il y a syllepse », parce qu’est manifeste un nouveau mode du dire poétique », visant à réaccorder voix prosaïque et voix poétique. L’affichage de la prose n’est pas à démontrer, puisqu’il est inscrit dans le sous-titre. On peut cependant remarquer que la construction du recueil, bien qu’hypothétique – Le Spleen de Paris est resté inachevé –, relève de l’exposition poétique, comme j’ai pu le montrer dans une autre étude10. Les indices de modélisation générique complexe » sont souvent nombreux, bien que plus ou moins transparents ou opaques. Ils peuvent être très explicites, tout particulièrement sous la forme d’une double clôture du poème en prose », l’une fermant la logique du discours prosaïque, l’autre indiquant le réinvestissement poétique du modèle affiché. Ainsi dans Le Désespoir de la Vieille »11, la première partie de la conclusion correspond à la triste fin de l’anecdote Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait dans un coin, [se disant ] 15tandis que le se disant » introduit au discours direct une légende », ou, si l’on préfère, une méditation sous forme de moralité », rapprochant la petite vieille ratatinée » de L’Étranger », figure emblématique du poète et première pièce du recueil — Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l’âge est passé de plaire, même aux innocents ; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer ! 16 La vieille femme » ou la femme vieillie » est un thème baudelairien récurrent, qui cristallise de la part du poète un mouvement paradoxal, puisqu’il associe la sympathie et la répulsion. Après avoir réactualisé le cliché du retour à l’enfance » communément appliqué à la vieillesse La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouit en voyant ce joli enfant [...] ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux. 17le poète souligne le cruel décalage entre les deux personnages Mais l’enfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de ses glapissements. 12 Allusion, d’une part, à la théorie de la transposition d’art » chère à Théophile Gautier, et, d’ ... 13 La Vieille femme et l’enfant, National Gallery of Art de Washington, Collection Lessing Rosenwald. 14 Légende » est à prendre ici au sens que lui donne Baudelaire dans Les Fenêtres » Le Spleen de ... 18En réalité le dispositif scénographique mis en place actualise deux modèles, l’un narratif sous la forme de l’anecdote, l’autre, descriptif sous la forme de la vignette » ou de la gravure, que l’écriture vise à transposer », par une représentation correspondante »12. Il existe en effet un dessin de Daumier13, approximativement contemporain du poème en prose, qui peut être considéré comme la légende »14 du dessin. J’aurai l’occasion de revenir sur l’exploitation baudelairienne d’un cadre générique correspondant à la transposition narrative de la vignette ». 19La double conclusion du Désespoir de la vieille » invite à une interprétation simultanée du double sens, puisqu’elle inscrit le poème à la fois du côté d’une logique événementielle extérieure et prosaïque avec un sujet regardant racontant et du côté d’une logique événementielle intérieure, poétique et généralisante avec une inversion méditative du regard qui conduit le sujet à énoncer les répercussions sensibles de ce qui est vu et narré, et l’emploi du nous » impliquant de fait le sujet. On pourra noter l’habileté théâtrale » ou scénographique » de la délégation de parole. 20La note précédente invite à rapprocher Le Désespoir de la vieille » des Fenêtres ». Il s’agit encore d’une forme particulière de transposition d’art » la fenêtre, ouverte peut donner de l’intérieur sur l’extérieur et fournir ainsi un cadre au tableau du peintre, ou, au contraire, être fermée et éclairée, et fournir au peintre un autre cadre, intimiste et luministe. On sait l’intérêt que Rembrandt, Le Caravage, De La Tour, et même les petits maîtres romantiques, ont pu avoir pour les effets de lumière artificielle à travers une vitre, pour une scène illuminée » de l’intérieur. Baudelaire retrouve par le réalisme de la fenêtre le cadre symbolique de tableaux qu’il se plaît à légender » en les intégrant au cadre générique de l’écrit moraliste, comme en témoignent le commencement et la fin du poème Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. [...]Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même. Peut-être me direz-vous Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? 15 [...] j’ai refait l’histoire de cette femme [...] ». On notera le jeu du passé et du présent dan ... 16 Voir poème en prose no IX, Le Mauvais Vitrier ». 21On pourrait même parler ici de double ou triple syllepse d’une part, la conclusion complexe évoque la reconstitution d’une histoire, qui n’est pas racontée, et la possibilité d’une autre histoire, qui reste virtuelle, et d’autre part, elle confie au lecteur ce qu’est l’histoire du sujet regardant, transcrivant15, s’interrogeant par le biais de la rhétorique oratoire sur la pertinence et la finalité de la représentation qu’il met en scène » et qu’il suggère plus qu’il ne donne à voir. Par ailleurs, c’est à l’évidence des visions de tableaux qui sont suggérées au lecteur dans la linéarité même de l’écriture anecdotique » et moraliste. La syllepse concerne également les Beaux-arts, d’autant que le marquage poétique est ici très sensible dans l’organisation des signifiants, tout particulièrement dans la disposition des répétitions. On pourra remarquer que le poème qui suit Les Fenêtres » est intitulé Le Désir de peindre ». Il semble légitime de se demander si le modèle générique du salon », abondamment pratiqué par Baudelaire, après Diderot, n’a pas fortement influencé l’écriture d’un nombre important de petits poèmes en prose ». On peut aussi se demander si les énormes difficultés rencontrées par le poète, si l’on en croit les confidences de sa correspondance en ce qui concerne Le Spleen de Paris, ne sont pas en grande partie liées à cette extraction éthique et esthétique de visions tableaux symboliques ou emblématiques de la vie poétique » qu’il s’efforce de pratiquer, à partir d’événements apparemment insignifiants de la vie quotidienne l’écriture se trouve perpétuellement tendue entre les cadres narratifs et descriptifs de la représentation réaliste et ceux plus suggestifs de la représentation de la vie en beau »16. 22Le principe de la syllepse du genre régit la plupart des discours » tenus dans les différentes occurrences des poèmes en prose. Dans Le Désir de peindre », la conclusion relève de l’hyperbate, si l’on reste dans la logique diégétique et mimétique de la prose ; il en va tout autrement si l’on se place dans une lecture interprétative qui prend en compte la syllepse du cadre générique. La première partie de la clôture du poème renvoie au portrait dressé par le peintre écrivain Dans son petit front habitent la volonté tenace et l’amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l’inconnu et l’impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d’une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d’une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique. 23La seconde partie, marquée par l’alinéa, renvoie non seulement à l’incipit du poème, mais à son objet sujet même, le désir », dont on pourra relever les trois occurrences, dans le titre, au début et à la fin début Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que le désir déchire !fin Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard. 24Il est vrai que ce qui retient l’attention dans ces poèmes est leur inscription dans un cadre pictural, dont le trait est tantôt net, tantôt symbolique, et qui permet de passer assez aisément du réalisme prosaïque à l’évocation et à la suggestion poétiques. 17 Le Spleen de Paris, no XXXIX. 25Dans Un Cheval de race »17, l’histoire d’Elle » est marquée par les deux actants que sont le Temps » et l’Amour ». Le premier paragraphe de conclusion clôt l’évocation narrative Usée peut-être, mais non fatiguée, et toujours héroïque, elle fait penser à ces chevaux de grande race que l’œil du véritable amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de louage ou à un lourd chariot. 26Le deuxième réintroduit le cheval de race » dans la sémantique féminine caractéristique de l’univers poétique baudelairien Et puis elle est si douce et si fervente ! Elle aime comme on aime en automne ; on dirait que les approches de l’hiver allument dans son cœur un feu nouveau, et la servilité de sa tendresse n’a jamais rien de fatigant. 18 .Le Spleen de Paris, no XVII. 19 Spleen et Idéal », no XXXIII. Voir à ce propos l’édition de la Pléiade et l’analyse comparative ... 27Les quelques exemples que je viens de citer s’inscrivent tous dans une prose dont la transformation poétique passe par la médiation des Beaux-arts dont Baudelaire était un spécialiste reconnu à son époque. La poéticité des poèmes cités n’est pas seulement marquée par la dualité conclusive ; les marques linguistiques, figuratives et rythmiques par exemple, comme les paronomases et autres répétitions, sont nombreuses. On peut remarquer la multiplication des alinéas, qui parfois annoncent déjà le verset poétique cela est particulièrement vrai dans une pièce que je n’ai pas exploitée, parce qu’elle a déjà fait l’objet de nombreux commentaires. Il s’agit d’ Un Hémisphère dans une chevelure »18, dont Baudelaire a produit une version en vers dans Les Fleurs du Mal, sous le titre La Chevelure »19. Baudelaire donne la priorité à une écriture de la juxtaposition et de l’ajout, voire du repentir visible, à la manière d’un peintre qui juxtapose des touches et des couleurs pour obtenir des effets particuliers de lumière. Cette technique d’écriture contribue fortement à la poétisation du prosaïque que le niveau de surface affiche ostensiblement. 28Autre marque linguistique qui s’inscrit subtilement dans ce que j’ai appelé la syllepse du genre, l’utilisation de coordonnants, connecteurs équivoques de logiques contradictoires inscrites dans le jeu des relations subtiles entre énoncé et énonciation. Ainsi, nombre de Et » ou de Et puis » en tête de paragraphe-verset constituent en réalité de véritables embrayeurs ; c’est le cas pour le dernier exemple cité. 20 Le Spleen de Paris, no XV. 29Sans prétendre faire ici une étude exhaustive de la syllepse du genre dans Le Spleen de Paris, je souhaite cependant montrer trois exemples types de la modélisation complexe et caractéristique des petits poèmes en prose ». Comme je l’ai affirmé, les marques de la dualité organisationnelle des pièces du Spleen de Paris peuvent être explicites, et même faire parfois l’objet d’un commentaire métalinguistique, ou simplement implicites, lorsque rien de spécifiquement linguistique ne contribue à les signaler. Dans les exemples utilisés jusqu’ici, les indices invitant à un double mouvement interprétatif étaient plus ou moins explicites. Il est un poème en prose, qui, de ce point de vue, me semble emblématique il s’agit du Gâteau »20. 30À première lecture, Le Gâteau » rapporte une anecdote, selon le procédé du récit enchâssé dans une séquence descriptive. Le tableau au centre duquel est situé le personnage/scripteur » sert à la fois de cadre à l’histoire » et de miroir/correspondance » au paysage. Le sujet de l’énonciation, également sujet de l’énoncé, situe d’emblée les circonstances de l’action Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placé était d’une grandeur et d’une noblesse irrésistibles. 31C’est par les yeux du je » personnage, en focalisation interne, que le lecteur voit le paysage. Le sujet de l’énoncé/sujet de l’énonciation voit – et fait voir – en correspondance » le paysage intérieur dont les caractères de grandeur et de noblesse sont en analogie avec le paysage extérieur Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l’amosphère ; les passions vulgaires, telles que la haine et l’amour profane, m’apparaissaient maintenant aussi éloignées que les nuées [...] ; mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel [...]. 32C’est dans ce décor » paisible et sublime, extérieurement et intérieurement, que se déroule l’action proprement dite. Alors que le personnage est en train de déjeuner, survient l’événement Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. 33Ce petit être » est un futur actant, puisque son désir est précisé, non seulement dans la description, mais encore dans le récit Et je l’entendis soupirer, d’une voix basse et rauque, le mot gâteau ! 34L’évolution de la situation est conforme à la description initiale. Le commentaire [...] j’en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né bon » induit naturellement [...] j’en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris ». À cet instant se produit l’incident – ou l’accident – qui transforme la situation [...] au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage [...] ». Suit le récit de la bataille dont l’âpreté et la cruauté sont soulignées, avant que n’intervienne la résolution finale, qui comporte une double sanction. La première concerne les enfants, physiquement marqués et insatisfaits [...] lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s’arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n’y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait totalement disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé. 35La seconde concerne le sujet de l’énoncé qui semble pourtant n’avoir joué que le rôle fortuit de la cause indirecte de la bataille Ce spectacle m’avait embrumé le paysage, et la joie calme où s’ébaudissait mon âme avant d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j’en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! ». 36La construction du poème est fondée sur un contraste paysage sublime » vs atroce bataille », que l’ironie contribue largement à décrédibiliser dès l’incipit. Sans compter l’emploi de segments descriptifs à caractère générique, – images clichés issus du préromantisme » de Rousseau ou des romans de Stendhal – qui construisent un paysage plus symbolique que réaliste. Dès lors on pourra remarquer que le personnage, au double statut de sujet d’énoncé et de sujet d’énonciation, est dès les premières lignes placé au milieu du paysage ». C’est lui qui est thématisé dans la logique profonde du poème, sémantiquement et narrativement, dans une représentation scénographique très marquée par l’intertextualité et la symbolique poétique. L’anecdote des enfants n’a ici qu’un statut illustratif, constituant ce qu’on appelle en termes de rhétorique, une hypotypose. La première transformation narrative est opérée sur le personnage par le paysage-actant, dont la noblesse » et la grandeur » sont irrésistibles » Bref, je me sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté dont j’étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l’univers. 37Sous la description apparaît la narration l’énonciateur raconte un moment privilégié de son existence, durant lequel une élévation physique a eu pour résultat une élévation spirituelle. Le désir d’idéal » est momentanément réalisé. Toutefois, si haute soit l’élévation, on ne saurait se libérer des exigences de la matière », et le gros morceau de pain » sera à l’origine de la chute » le sujet de l’énoncé appartient à la communauté des humains et le mal est inhérent à sa nature ; obéissant à la matière incurable », il est la cause première de la bataille. La fonction illustrative de l’anecdote est nettement indiquée par le sujet de l’énonciation À quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? 21 Une des définitions du Spleen » qui est au cœur de la poétique baudelairienne voir Spleen et ... 38L’essentiel a été dit cruauté et horreur d’un combat fratricide et inutile. La logique du récit ne repose qu’en apparence sur l’anecdote dont les invraisemblances ne sauraient échapper à l’attention du lecteur. En profondeur le contraste entre description et anecdote ne sert qu’à faire ressortir la tristesse du je » et le caractère incompréhensible de l’inexplicable coexistence du sublime et du mal dans un même espace21, qu’il soit extérieur ou intérieur. Le sujet de l’énoncé, spectateur émerveillé du paysage et involontaire du combat, ne cherche pas à interrompre un affrontement qu’il a cependant provoqué sans le vouloir malgré son attitude passive, il est Tactant principal de l’histoire. Le discours du récit met en scène sa tentative de s’approprier l’Idéal – objet de toutes les valeurs, mais inaccessible – et rend compte de la fatalité d’un échec douloureusement ressenti au plan de l’histoire, comme à celui du récit. Le sujet même de la bataille disparaît lors du combat, et ce gâteau si désiré reste symbolique des illusions humaines sa possession est illusoire, et l’on peu noter le rapprochement conclusif et contextuel de pays, pain, gâteau et friandise » Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! 22 Pour une analyse stylistique plus approfondie, voir De l’étude du style dans un texte littéraire ... 39La poésie du poème en prose no XV du Spleen de Paris réside essentiellement dans sa complexité discursive. Construit sur un contraste marqué entre description et narration, il se développe en réalité selon une double logique l’une est dynamique et narrative, l’autre est symbolique et statique22. La syllepse du genre permet l’expression d’un nouveau lyrisme, et la manifestation d’un nouveau sujet lyrique » l’écrivain poète exploite un modèle combinatoire prosaïque description et anecdote, dont il décrédibilise l’interprétation attendue pour le reconfigurer poétiquement. 23 Le goût de la provocation appartient à la poétique et à l’esthétique baudelairiennes, non sans une ... 40Parmi les modèles prosaïques utilisés dans Le Spleen de Paris, il en est d’autres dont je souhaite parler brièvement, ne serait-ce que par leur affichage un rien provocateur23. Ainsi le texte d’ouverture du recueil semble restituer visiblement un échange verbal extrêmement commun, puisqu’il actualise les conventions graphiques du dialogue. La disqualification de l’interprétation prosaïque repose, d’une part, sur le titre qui est singulier et non pluriel, L’Étranger », et d’autre part, sur l’absence de véritable échange verbal la distance posée entre les deux protagonistes au début du dialogue ne cesse de s’accroître et seule la valeur sémantique initiale de l’étranger » est cumulative, puisque l’on passe à extraordinaire étranger ». Il est vrai que la périphrase homme énigmatique » n’était pas anodine, et que le donc » qui apparaît juste avant la dernière réplique indique la rupture des possibilités d’échange. 41Ce premier poème en prose du Spleen de Paris est à mettre en parallèle avec les nombreux poèmes de l’exil et du voyage, où le poète se situe en marge du monde et de la société de son époque. Proche parent du déshérité nervalien, il est celui qui a perdu sa généalogie, sa famille et sa patrie. Enfance, paradis perdu, monde primitif et harmonieux issu de Swedenborg, de Platon ou de Pythagore, univers divin, qu’importe ! Tel est le pays que recherche désespérément Baudelaire par une prospection systématique et inspiré du langage poétique. Ainsi s’explique vraisemblablement la fréquence dans sa poésie de ce là -bas », géographiquement si imprécis, mais tellement désiré. 42Dans L’Étranger », cet adverbe, répété deux fois, est enfermé dans une sorte d’hémistiche problématique à l’intérieur d’un segment rythmé comme un alexandrin, où le nuage vaut par sa charge affective et son charme transitoire. Si le premier segment de la phrase J’aime » répond à la question initiale — Qui aimes-tu le mieux, [...] ? », reprise par — Eh ! qu’aimes-tu donc, [...] ? », l’hyperbate, renforcée par les points de suspension, développe un triple chiasme, souligné par l’accentuation et l’assonance en [a] [...] les nuages qui passent... / là -bas... là -bas... / les merveilleux nuages ! 24 Voir op. cit., pp. 68-72. 43Fragile, voire illusoire système de valeurs, mais essentiel pour l’étranger », qui rejette toutes les propositions de son interlocuteur. Ce dernier, qui assure seul le dynamique de l’apparent dialogue, reste bloqué dans la logique d’un interrogatoire à visée dominatrice et intégrante. Dans la thématique baudelairienne, les nuages » appartiennent aux hautes sphères de l’Idéal par opposition à la sphère terrestre et fangeuse du Spleen. La mise en scène du discours sous la forme du dialogue correspond ici à une construction rhétorique relevant de l’art oratoire comme de l’art poétique, dont la visée est celle d’une impossible médiation entre sujet social ou socialisé » et sujet poète ou poétique ». La tentative est évidemment vouée à l’échec, comme le révèle la faillite du pseudo-échange verbal, mais c’est dans l’artifice et l’ironie d’une écriture tendue vers un impossible dépassement qu’il faut chercher la dimension poétique de ce petit poème en prose »24. 44Il me reste encore à reparler d’un texte dont la poéticité peut sembler évidente, puisqu’il s’agit à première vue d’un simple exercice de transposition artistique faire d’une vignette » un petit poème en prose ». Il s’agit d’un paysage dont on sait l’importance dans la poétique baudelairienne Le Port ». 25 Le Spleen de Paris, no XLI. Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’ 45La vignette n’est pas utilisée ici dans ce qu’elle pourrait avoir de pittoresque et de spécifique, mais au contraire dans ce qu’elle a de conventionnel le port » est un paysage cliché, réduit à ses éléments génériques ciel, nuages, mer, phares, navires, houle, belvédère, môle ». Le port » du titre devient, dès la première ligne du texte, indéfini Un port [...] », et la syntaxe de l’attribut lui fait subir un transfert métonymique qui le transforme en lieu habitable pour la subjectivité et l’imaginaire poétique un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie ». Au paysage extérieur, réduit à ses composantes lexicales les plus simples et les moins colorées, se substitue un paysage intérieur, dont la colorisation et l’animation développent l’étymologie du mot charme », dont le principe actif se retrouve dans le syntagme séjour charmant », qui, par sa valeur concrète et le choix des lexèmes relève du registre poétique. Les infinitifs et leurs compléments, amuser les yeux sans les lasser, entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté, contempler tous ces mouvements », liés à une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique », développent l’ivresse poétique produite par la contemplation intériorisée du » port. Ce n’est pas seulement un donner à voir » qui est construit, mais un donner à ressentir ». La prose affichée dans Le Port » a été fortement travaillée de l’intérieur, selon des modes d’écriture éminemment poétiques les adjectifs ont été nominalisés et les noms attendus sont devenus de simples compléments. Ainsi, le ciel ample, les nuages à l’architecture mobile, la mer aux colorations changeantes, les phares qui scintillent, sont-ils devenus l’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares » la place de la substance objective et impersonnelle est devenue celle du sensible et du perceptif, celle de la subjectivité. Les frontières phrastiques ont suivi l’ordre de la juxtaposition et de la liaison conclusive Et puis, [...] ». Le mouvement du texte, comme celui de chaque phrase, a été réglé pour constituer une équivalence signifiante du rythme et de la beauté » éprouvés par le contemplateur, ivresse suprême produite par l’association paradoxale du mouvement et de l’immobilité. Le port » reproduit les oscillations harmonieuses » qu’imprime la houle aux formes élancées des navires » ; la vignette n’est plus qu’un filigrane prétexte, pour évoquer cette ivresse poétique, tant recherchée par le poète, du mouvement qui ne déplace pas les lignes ». La syllepse du genre donne à lire une transposition scripturale de dessin conventionnel, et simultanément, la véritable correspondance poétique de ce paysage prosaïque. Le travail des signifiants porte incontestablement les marques de la poéticité. 26 Le Thyrse », Le Spleen de Paris, no XXXII. 46La question théorique, et technique, qui reste en suspens est celle de savoir si l’on peut légitimement donner à la syllepse l’extension que je propose. Au regard du fonctionnement même de la syllepse, de son principe d’assemblage induisant une double signification, la syllepse du genre – des modèles génériques délimitant les espaces d’écriture et d’interprétation – constitue une figure macrostructurale intéressante. Elle permet en effet d’approcher une définition dynamique du » poème en prose, qui n’appartient à aucun genre, petit ou grand, prédéfini, mais s’écrit toujours sur la base d’un modèle générique prosaïque, plus ou moins simple ou complexe, dont les conventions interprétatives usuelles sont plus ou moins subtilement disqualifiées pour être réinterprétées au regard des modes d’expression poétique. C’est effectivement une nouvelle forme de lyrisme que Baudelaire invente avec les petits poèmes en prose », dont les constantes ne relèvent pas des stabilités formelles mais d’une dualité dynamique de l’écriture. C’est ce que le poète a vraisemblablement indiqué lorsqu’il a fait du Thyrse »26 l’emblème du génie de Franz Liszt et, sans doute, le symbole poétique du Spleen de Paris Et quel est, cependant, le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n’est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs ? [...] — Le bâton, c’est votre volonté, droite, ferme et inébranlable ; les fleurs, c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté ; c’est l’élément féminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer ? 47À vrai dire, si l’on continuait l’analyse et la réflexion hors du cadre des petits poèmes en prose », on pourrait se demander si la syllepse, étendue à l’ensemble des textes littéraires, ne pourrait pas se substituer avantageusement à des concepts pertinents, mais flous, tels qu’ écriture oblique » ou opaque », ambiguïté », équivoque », puisque, de toutes façons, le discours littéraire ne dit jamais tout à fait ce qu’il a l’air de dire, mais autre chose encore.
ÉcoutezBaudelaire : Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris) par Michel Piccoli sur Deezer. A Arsène Houssaye, A Arsène Houssaye, L'étranger
Lorsqu'il commence à publier ses petits poèmes en prose dans des revues et des journaux, Baudelaire a beau les qualifier modestement de bagatelles », il a pleinement conscience de ce qu'ils ont de singulier. Et nous le savons mieux désormais, ce qui s'inaugure de manière capitale dans ces textes qui visent à capter l'étrangeté du quotidien de son temps, ce n'est rien moins qu'une forme littéraire nouvelle. Rimbaud et Mallarmé vont s'en souvenir très vite - et bien d'autres après que le poète y songeât depuis 1857, l'-année des Fleurs du Mal, Le Spleen de Paris ne parut que deux ans après sa mort, en 1869. Ses poèmes en prose constituaient pourtant à ses yeux le pendant » de ses pièces en vers, et les deux livres, en effet, se font écho à maints égards. Mais, à la différence des Fleurs du Mal, ce n'est pas ici un recueil composé qui nous est offert un espace de liberté, bien plutôt, où le ßâneur témoigne d'un nouveau regard venu à l'homme moderne pour lequel la réalité multiplie ses images..Edition de Jean-Luc Steinmetz.
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